Patrick replie Le Soir du jour, s’offre une gorgée de café.
« Pauvres êtres humains que nous sommes ! ».
Expulse une réflexion d’un soupir.
Réaliste dans la voix, de la franchise dans les yeux, il regarde sa voisine de table, et conclut ce soudain aveu le plus naturellement du monde, par un constat sans appel, le ramenant à l’essentiel:
« C’est la vie… Mais bon, la glace est bonne ! ».
Ses mots résonnent dans le silence qui brusquement s’installe. Et le ton utilisé n’en est que plus distinct. La première partie de sa phrase descend dans les graves et finit par s’y consumer, puis l’étincelle revient et la voix s’élève dans les aigus lorsqu’il achève son idée.
En face, son interlocutrice lui répond d’un sourire poli.
La glace est bonne.
Une coupe en verre où se dessine la forme d’une fleur, au style délicieusement rétro – qu’on n’oserait pas dire désuet, de peur de vexer le patron – se trouve posée au centre de la table, tout en délicatesse, à l’exact centre, dirait-on, et Patrick le remarque, on dirait qu’il a l’œil, le patron.
La commande de Monsieur. A sa vue, le client se pare d’un air langoureux, la contemple un instant, sous le charme de ses courbes soyeuses ; il la présume généreusement offerte, rien qu’à lui, rien que pour lui, et pourtant, là, exposée à tous les regards, effrontément impudique.
Deux boules de glace vanille.
C’est vrai qu’elle est bonne, se murmure-t-il, les papilles en émoi, alors qu’il laisse la crème glacée fondre sur le dessus de sa langue, en explorer les recoins cachés, s’y enrouler tel un tissu de satin, le délecter de sa volupté; qu’il laisse cette étoffe de soie lui envelopper le palais et l’enrober de son parfum. Son préféré. La vanille.
Mmmmmmm…
Il déguste lentement.
S’attacher aux petites choses.
Les petites choses de la vie et leur poésie. Au fond, il n’y a que ça. En général et pris dans leur ensemble, voire en particulier dans certains cas, les êtres humains sont tellement décevants.
Il aime l’odeur du café. Dans le café, l’établissement, il en hume les arômes diffus et variés ; dans la tasse aussi.
Fruités, épicés.
Le café, encore chaud, un expresso, emplit son gosier.
Il s’allume une cigarette. Inspire profondément, sent la fumée investir sa bouche, lui envahir la gorge de sa chaleur, souffle, expulse la substance en plusieurs volutes. Il les voit se dérouler dans l’air, s’y fondre et disparaître, il ne bouge pas, observe l’éphémère. On pourrait dire que ça l’indiffère, à l’expression qu’il affecte, imperturbable, indéchiffrable, impénétrable.
Il se protège.
Blasé.
Il en a encore appris une belle, d’ailleurs ! Un collègue se drogue à la coke. Accroc à fond, rien d’un consommateur occasionnel. « M’étonne pas », a-t-il pensé. « Je vois qui c’est, m’étonne pas », se répète-t-il. Le burn-out est partout, piège les gens, endort les sens, c’est une pieuvre. Le type se donne à fond, ne vit que pour son boulot, ça n’est jamais assez, pas de vie privée. Un compte à régler, quelque chose à prouver, ça n’est jamais assez. Pour lui. Pour eux.
Eux.
« La boîte ».
Ils repèrent vos points faibles, les exploitent sans vergogne, les façonnent à leur guise, les détournent et les utilisent aux fins de vous asservir, ils sont passés maîtres dans l’art du leurre, et vous buvez le calice jusqu’à la lie.
Et d’aucuns, pour tenir, usent de tous les moyens.
« A la limite, ils te servent la coke sur un plateau, presque ! »
Il marmonne, les dents serrées, cynique.
Blasé.
Blindé, carapacé.
Oh il en a vu d’autres, des vertes et des pas mûres, Patrick, il n’y a guère plus grand-chose qui puisse le surprendre.
copyright Alexandra Coenraets – 2014.