Les émotions au travail

S’agissant des crimes d’inceste, le choc subi par l’enfant est tellement violent qu’il refoule très souvent ces agressions, de même que les sensations et les émotions qui y sont liées. Il se coupe de celles-ci, et grandit dans cet état d’anesthésie corporelle et émotionnelle. Muriel Salmona, Psychiatre-psychothérapeute et chercheuse en psychotraumatologie, met en avant le modèle théorique de la « mémoire traumatique »:

Une violence insensée et à laquelle on ne peut pas échapper crée un stress extrême et une forte réponse émotionnelle incontrôlable qui entraîne un risque vital cardiovasculaire et neurologique par «survoltage» (comme dans un circuit électrique). Pour arrêter ce risque fonctionnel, le circuit neuronal «disjoncte» automatiquement grâce à la sécrétion de drogues dures sécrétées par le cerveau (endorphines à hautes doses et drogues «kétamine-like»). Cette déconnexion «éteint» le stress extrême et entraîne une anesthésie psychique et physique, un état dissociatif (conscience altérée, dépersonnalisation, être spectateur de soi-même) et des troubles de la mémoire : des amnésies et surtout une mémoire traumatique émotionnelle des violences, non contrôlable, hypersensible, isolée par la déconnexion et qui n’a pas été intégrée «dans le disque dur du cerveau». C’est une véritable bombe à retardement, prête à «exploser» à l’occasion de toute situation rappelant les violences, en redéclenchant les mêmes scènes, la même terreur, la même détresse, les mêmes sensations, de façon incompréhensible quand on ne connaît pas ce phénomène. (source: http://memoiretraumatique.org/psychotraumatismes/plaquette-dinformation.html)

Que se passe-t-il, dès lors, si des émotions stockées dans cette mémoire, se réveillent et envahissent les victimes d’inceste devenues adultes lorsqu’elles sont sur leur lieu de travail ? Comment faire face à cette réactivation dans le cadre professionnel, lequel nous enjoint (c’est une injonction sociétale) de mettre nos émotions entre parenthèses, de les montrer le moins possible, comportements synonymes de l’indispensable maîtrise de soi qu’implique une attitude dite « professionnelle » ?

Puisque la violence de ces émotions (proportionnelle à la violence subie) déstabilise en premier lieu les victimes elles-mêmes, comment ne pas induire chez elles davantage de culpabilité et de honte que celles qu’elles s’infligent déjà ?  En général, elles ont peur, honte et se sentent coupables de ces émotions refoulées. Et elles savent que sur le lieu de travail, trop d’émotions est malvenu et condamné.

J’ai vécu une situation de ce type, et je suis certaine de n’être pas la seule. Plus généralement, de nombreuses personnes sont confrontées dans leur vie à une épreuve personnelle douloureuse, qu’elles tentent de cacher à leur entourage professionnel, ou d’en cacher à tout le moins l’impact émotionnel, pour garder la face et se protéger des représailles. Et de toutes façons, qu’on le veuille ou non, le contexte professionnel en lui-même génère sans cesse son lot d’émotions, positives ou négatives. On sait que le mal-être au travail s’accroît. On sait que le harcèlement y est fréquent. Sans parler du burn-out. On peut aussi se sentir bien, reconnu et à sa place, heureusement. Donc, il y a des émotions.

A ce sujet, Valérie Colin-Simard, psychothérapeute et écrivaine, défend, elle, la puissance de l’émotion au travail. J’y reviendrai. Ce serait un changement dans la façon de concevoir le management. Car si, aujourd’hui, certaines entreprises se targuent de prendre soin de « l’humain », ce n’est souvent que pur vernis. Vincent de Gaulejac, sociologue, écrit:

Pour ceux qui se réclament d’une conception objectiviste de la science, la seule réalité qui compte est du côté de la matière, de la rationalité, de la maîtrise, le reste n’est qu’état d’âme et littérature. Ils considèrent la souffrance psychique comme un épiphénomène, un registre mystérieux qu’il vaut mieux mettre à l’écart et dont l’existence, tant qu’elle n’est pas prouvée selon les paradigmes de la « vraie science », n’a aucune raison d’être. La construction d’une représentation rationnelle du monde n’est pas compatible avec l’idée que la subjectivité en est un élément incontournable. Ils veulent bien, malgré tout, laisser une place à « l’humain », à condition de pouvoir le transformer en variable, en facteur, en ressource, pour le rendre mesurable. Les dimensions affectives, émotionnelles, sensibles, les embarrassent parce qu’ils ne savent pas comment les traiter. Ils les considèrent comme irrationnelles, sinon menaçantes. C’est la raison pour laquelle l’expression d’une souffrance, d’un mal-être, de troubles psychosomatiques, provoque tant d’incompréhensions, alors même que ces incompréhensions accentuent un peu plus le phénomène lui-même. La négation du mal-être est un élément aggravant puisqu’il empêche de lui donner du sens (Barus-Michel, 2004), de le relier au niveau collectif, d’analyser les rapports entre le vécu et les conditions de travail. » (source: Travail, les raisons de la colère, Editions du Seuil, Mars 2011)

Double peine.

On sait la violence qui règne dans l’entreprise, reflet de la violence qui règne dans la société. Tout ça n’augure rien de bon pour la « mémoire traumatique ».

On met en concurrence les cadres intermédiaires, on engueule vers le bas, on licencie les périphériques, on déclasse, on sous-traite et quand le radeau est trop chargé, on ne tire pas à la courte paille mais on met les petits sur la paille. Il y a de la violence interne à l’entreprise qui est la conversion de la violence externe de la concurrence. (Ansay, Pierre, « Gaston Lagaffe philosophe. Franquin, Deleuze et Spinoza », Ed. Couleur livres, 2012, p. 76)

Voici un extrait du témoignage que j’ai posté en 2008 sur le site internet de Valérie Colin-Simard, suite à la lecture de son ouvrage « Quand les femmes s’éveilleront ». Il fut visible de 2008 à 2013, sous la rubrique « Oser l’émotion », avant de laisser place à d’autres. Il avait pour titre: « les émotions, c’est la vie ».

Ma « mémoire traumatique » s’étant réactivée, j’ai dû apprendre à gérer ces émotions nouvelles extrêmement violentes, qui bien entendu eurent un impact sur mon entourage professionnel. Et vice versa.

(…)Ce furent d’abord des torrents d’émotions ingérables. Mais c’était si bon d’expulser, si bon de ressentir. Douloureux aussi. Mais comme c’est bon de se sentir enfin vivante. Beaucoup de colère surtout. Longtemps. Encore maintenant, même si la tristesse a davantage pris le relai. La joie se fait une place aussi, de plus en plus.

Ce n’est pas aussi simple car une autre partie de moi veut tout contrôler et a peur de lâcher prise. Une partie de moi voudrait étouffer à nouveau toute expression d’émotions. C’est une bataille…Mais que je suis sûre de gagner. Oser le lâcher-prise, c’est ce que je suis en train de mettre en place.

A mon travail, ce fut un chamboulement. Je n’ai pas pensé qu’il ne fallait rien exprimer au travail. J’étais trop contente d’être vivante. Alors j’ai exprimé. Mais comme j’étais submergée, c’était du brut, du cash. Comme un enfant. Celle qui s’était éteinte très petite. Patron et collègues ont dû s’adapter à cette nouvelle donne: j’existais. Et j’ai voulu faire partager le bonheur que c’était d’exprimer ses émotions. Par la force des choses, je me suis montrée très vulnérable. C’était très dur. J’ai eu du mal à l’accepter, même si je savais que c’était le chemin à suivre. L’image que l’on me renvoyait m’a fait mal. Car j’ai montré un grande fragilité, mais je n’étais pas que cela. Je me suis relevée et j’ai retrouvé un bon niveau de travail. J’ai voulu qu’ils comprennent, jusqu’au bout. Je pense qu’ils l’ont fait jusqu’à un certain point. Après, ce furent trop d’émotions pour le monde professionnel. Qui est quand-même composé d’êtres humains. Qui ont eux-mêmes des émotions qu’ils vivent ou qu’ils nient. Et mon contrat fut rompu. J’en garde une grande blessure car je m’investissais à fond pour une société que j’aimais. Je ne veux pas avoir honte d’avoir agi ainsi, voilà aussi pourquoi je témoigne.

(…)

La société a beaucoup à apprendre des hommes et femmes ayant vécu des abus sexuels. Elle gagnerait à ce que l’inceste ne soit plus tabou. Cela renvoie chacun de nous à ce qu’il y a de plus intime et ce n’est certes pas facile. Cela implique de rentrer en contact réel avec soi. Et pour créer « une relation d’être à être », comme vous le dites si bien dans votre livre. Je reprends vos mots qui m’émeuvent tellement: « l’intimité est une valeur » et « (…)notre seul réel espace de liberté ».

La puissance de l’émotion.

Il est évident que ces émotions extrêmement vives, conséquences des violences subies, ont besoin d’être contenues dans un cadre approprié. Un contenant, un cadre qui les accueille, les entend, et non qui les nie ou, au mieux, tente de les canaliser à la va-vite. Dans cette situation spécifique, elles nécessitent avant tout d’être accueillies dans un cadre thérapeutique bienveillant, ce qui fut mon cas. Mais la vie se fait au dehors, et ces émotions déstabilisent d’autant plus qu’il faut y faire face dans un environnement qui les considère traditionnellement taboues: le milieu professionnel. Double tabou  ! Milieu dans lequel, par ailleurs, se rejouent fréquemment les relations familiales. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet et le transfert des affects.

Tout ce qui précède m’amène à dire que l’individu reçoit des injonctions paradoxales: nous sommes priés de garder nos émotions au vestiaire, alors que le monde professionnel est mû par le désir. Bien plus qu’autrefois.

Et le désir est affaire d’émotions et de sensations.

L’entreprise hypermoderne propose un idéal commun qui doit devenir l’idéal des employés. Cette captation de l’idéal du moi des individus ne s’effectue pas mécaniquement. Il convient d’abord que les valeurs individuelles ne soient pas trop en rupture avec celles de l’organisation. Sur ce point, les procédures de sélection sont très sophistiquées. (source: de Gaulejac V., op.cit.)

On l’a vu, le projet, dans les boîtes modernes est d’inviter le désir du travailleur à se construire au sein du processus de travail, ce qui veut dire littéralement et spinoziennement, d’être passionné par son job, d’y trouver de la joie, d’y voir augmenter sa puissance d’agir, d’aimer l’entrepreneur et l’entreprise. (source: Ansay, Pierre, « Gaston Lagaffe philosophe. Franquin, Deleuze et Spinoza », Ed. Couleur livres, 2012, p.81)

D’abord facteur de production de richesses et moyen de subsistance, le travail devient un élément central de l’accomplissement de soi. Il est au coeur du rapport entre l’être de l’homme et l’être de la société. Il invite les individus à se réaliser tout en contribuant à produire la société en se produisant eux-mêmes. Il obéit moins à l’éthique du devoir et de l’obéissance qu’à l’aspiration au développement personnel. La question identitaire devient alors centrale. L’identité professionnelle a toujours été un élément essentiel de l’existence sociale. Aujourd’hui, ce n’est plus seulement « l’identité au travail » (Sainsaulieu, 1977) qui est en jeu, mais le sujet dans toute son existence. La distinction travail-hors travail n’est plus évidente. Entre la vie privée et la vie au travail, les frontières sont de moins en moins nettes. L’intrication entre le travail et les autres secteurs de l’existence s’accentue en permanence. Le travail et la vie sont devenus indissociables. (de Gaulejac, op.cit)

On voit que les choses sont complexes et les repères flous. Cette confusion de repères n’aide pas cette bonne vieille « mémoire traumatique », toujours prompte à être réactivée, et qui s’y connaît en matière de repères bouleversés.

Les entreprises ont tout intérêt à laisser une place plus juste à d’autres valeurs, comme les émotions, le lien, le sens, les relations horizontales et en réseau, complémentaires de la hiérarchie verticale traditionnelle. Le concept strict de pyramide semble aujourd’hui complètement dépassé. Et pourtant, il arrange bien certaines personnes. Changer, y compris dans l’organisation, demande des efforts, et faire bouger les lignes implique un changement systémique autant qu’individuel .

Pour citer Valérie Colin-Simard:

Notre vision du management, comme notre grille de lecture du monde, découle de notre système de pensée. Or celui-ci, depuis plus de cinq mille ans, est demeuré le même. Fondé sur le système patriarcal, il survalorise l’intellect, les chiffres, la compétition, la logique, la rationalité, la rentabilité, valeurs dites « masculines » et à ce titre considérées comme seules sérieuses. (…) Notre système de pensée relègue à un rang plus que secondaire les besoins, les émotions, les relations personnelles et même le sens, valeurs dites « féminines » et à ce titre souvent considérées comme accessoires. Résultat: les valeurs du masculin ne nous permettent de percevoir qu’une partie de la réalité ; l’autre versant est occulté. (source: Masculin-Féminin: La grande réconciliation, par Valérie Colin-Simard, Ed. Albin Michel, 2013)

Les valeurs dites « féminines » et « masculines » sont à entendre ici comme des valeurs présentes en chacun de nous, homme ou femme.

On a pu constater que, pour réussir dans un environnement professionnel où les valeurs dites « masculines » dominent, les femmes ont d’autant plus tendance à les adopter, au détriment notamment de leurs émotions. Elles peuvent craindre, avec raison, de se voir réduites à une soi-disant « nature biologique » qui les voudrait plus (voire trop, horreur suprême) empathiques, sensibles, émotives: plus elles grimpent les échelons, plus elles s’efforcent de mettre leurs émotions au placard, pour être prises au sérieux et se faire une place. C’est souvent la seule manière, en effet. Mis à part coucher pour réussir, mais les femmes qui le font sont-elles vraiment prises au sérieux ?

On a tous des anecdotes du genre de celles que je raconte ci-dessous:

Il  y a quelques années, au bureau, je me souviens d’une collègue m’ayant fait part de ses difficultés de communication persistantes avec son collègue masculin de même niveau. Elle ne se sentait pas reconnue, ni entendue dans son travail. Visiblement, tous deux n’étaient pas sur la même longueur d’ondes, n’utilisaient pas le même canal. Elle en avait parlé à leur supérieur hiérarchique respectif, une femme. Réponse de celle-ci: tu es trop sensible. Elle n’était pas plus avancée.

Je me souviens d’une autre collègue, en larmes – des larmes de colère – parce qu’on lui avait retiré un projet sur lequel elle travaillait depuis un bout de temps. Dans le couloir, devant l’ascenseur, la big boss du département avait tenté de canaliser ces « débordements » audibles dans l’ensemble de l’open space, en lui répondant: « c’est normal, je comprends, c’est parce que tu es jeune, donc tu t’impliques énormément, tu t’investis ». Que voulait dire tout cela dans la bouche de sa responsable ? Je ne peux émettre que des hypothèses sous forme de questions, pour tenter d’éviter les projections, et qui ne trouveront pas de réponse, puisque je ne connais pas le détail de l’histoire. Au delà des raisons pour lesquelles ce projet lui fut retiré et dont je n’ai connaissance, vous me permettrez de trouver cela révélateur. Fallait-il qu’elle s’implique moins, alors que l’entreprise poussait à l’implication ? Voulait-on lui faire comprendre que sa colère était disproportionnée parce qu’elle s’impliquait trop ? Sa colère était-elle prise au sérieux, la considérait-on comme légitime ? Avait-elle l’habitude de telles colères ? C’était en tout cas la première fois que je la voyais réagir ainsi. Lui signifiait-on de l’exprimer de manière plus contenue ? Bien entendu, il n’y avait pas d’espace clairement ouvert à l’expression d’émotions et présenté comme tel, de manière positive. Normal, nous sommes dans l’entreprise. Et l’émotion, surtout lorsqu’elle est intense, suscite gêne et malaise. Elle fait peur.

Il y en a d’autres, de ces « débordements » ponctuels, qu’on canalise au coup par coup, qui sont censés se calmer, et puis on passe à autre chose. Ou alors des conflits latents et non traités qui s’installent insidieusement. Cessons l’hypocrisie. Plus globalement, la réflexion sur le mal-être au travail, dont la presse se fait régulièrement l’écho, à propos du stress, est évidemment sociétale, et je ne suis pas la seule convaincue de la nécessité de réviser le système.

D’autre part, quelle différence de perception avons-nous, selon que c’est une femme ou un homme qui exprime son émotion au travail, et selon le type d’émotion exprimée ? Par exemple, une femme qui pleure, un homme qui pleure; une femme qui se met en colère, un homme qui se met en colère. Les représentations ne sont pas les mêmes, et à mon sens dépendent aussi de la place dans la hiérarchie des personnes qui s’expriment et des personnes qui reçoivent ou observent.

Donc,  les hommes aussi gagnent à percevoir la puissance de l’émotion exprimée dans un cadre adéquat:

Antoine, 38 ans, est directeur de région dans une entreprise de textile. (…) Avant, il ne voyait pas d’autre alternative que d’asséner à ses collaborateurs des vérités brutales. – On m’avait appris à mettre en avant la puissance physique masculine, c’est-à-dire à « rentrer dedans », dit-il. Du coup, j’avais la crainte de faire mal et cela me paralysait.
Il craignait de blesser. Et préférait alors se taire. Depuis, il a appris à exprimer ses émotions:
– Je suis capable maintenant de dire ce qui ne va pas en y mettant aussi du féminin. Du coup, je me sens plus entier, plus cohérent. J’ai moins peur de blesser. (…) Il a pu également mettre à plat les non-dits.
– Paradoxalement, exprimer ce que je ressens me permet de prendre du recul et de mieux interagir avec les autres. Je gagne davantage leur confiance. Antoine est également plus à l’écoute des émotions de ses interlocuteurs.
– Cela me permet d’observer, dit-il, et de prendre des décisions plus justes et plus adaptées.
(…) En même temps qu’exprimer ses émotions, Antoine a dû aussi apprendre l’importance des valeurs du masculin.
– J’ai mis en place un cadre avec des comptes rendus chiffrés. Ça fonctionne super bien. En fait, mes collaborateurs étaient en attente de ça. Je me suis rendu compte que, sans pour autant exprimer mes émotions, je fonctionnais à l’affectif, sans cadre.

C’est en instaurant des règles simples et claires que Antoine a pu se détendre. Ces quelques outils de contrôle avec son équipe l’ont autorisé à lâcher prise. (source: idem)

Note: dans cet article, j’ai employé volontairement le terme « victime ». J’aurais pu le remplacer par celui de « survivant », également utilisé, à connotation plus positive dans l’imaginaire collectif, qui induit en outre le sentiment que la personne agit sur sa vie et ne subit plus. Il ne s’agit pas de coller une étiquette de « victime » – les pauvres – sur le front d’individus à part entière, mais de les reconnaître « victimes DE ». Je garde le terme « victime », pour que le poids de leur reconstruction ne pèse pas uniquement sur ces dernières, pour ne pas dédouaner la société de sa responsabilité, car, en maintenant tabous les crimes d’inceste, en ne prenant pas les mesures appropriées, celle-ci renforce un état bien réel :  celui de victime à vie d’un crime sexuel, avec les conséquences que cela engendre.

Lui, c’est un homme qui

Bretagne finistèreLui, c’est un homme qui.

Lui, c’est un homme qui m’a donné envie de saisir la Bretagne dans sa chair. Pour plein de raisons. Dont celle d’avoir fait émerger en moi un fugitif souvenir enfoui. De vagues. Ça pouvait être en Bretagne, comme ça aurait pu être ailleurs. Il se trouve que c’était en Bretagne.

Dans le Morbihan.

Une destination de vacances parmi d’autres.

J’avais quinze ans, et déjà depuis un bout de temps, cette immense impression de solitude que je ne parvenais pas à identifier. J’étais sur une plage, c’était en été. Il faisait froid, gris, et venteux. Sourire. Car cette région, comme terrain d’expérimentation de mes sens, m’a offert bien des moments sous le soleil, absolument sous le soleil. Sous le soleil, exactement. Oh, faciiiiile !

Il faisait froid, gris et venteux, et j’ai décidé d’y plonger, dans cette mer tourmentée. Je me suis retrouvée prise au milieu de flots agités, je me souviens que je me débattais, c’était effrayant et grisant à la fois.

Elle m’a empoignée en une seconde.

L’intense sensation d’être vivante.

C’était si rare.

La sensation s’est imprimée en moi à l’encre indélébile, la sensation ne s’est jamais vraiment transformée en émotion. Elle est restée suspendue dans l’air, vivace, charnelle, furtive, fugitive, éternelle. Comme un instantané de vie perdu au milieu d’un champ de ouate enduit de chloroforme.

Après, je suis sortie de l’eau et l’absence de vie a repris son cours.

Quinze ans plus tard, l’homme a ravivé la sensation, et cette fois fait jaillir les torrents d’émotions qui l’accompagnaient, libérés du fond de leur tanière, de là où mon cerveau les planquait depuis perpète, croyant me protéger définitivement des intrusions malsaines. Il s’est dit ça, le cerveau de la petite Alexandra : « il me touche, mais je ne sens rien, je ne sens rien, je m’évade, ailleurs. Touuuuut va bien, mêêêême pas mal. « 

En un coup, elles se défigèrent, ces émotions sacrées, solidement figées sur quelques clichés jaunis, enfermés dans un album que mon cerveau, encore lui, conservait amoureusement. Quelques clichés jaunis, dont celui de ces eaux mouvementées qui m’enlacèrent à quinze ans. Quelques clichés jaunis pourtant tous empreints d’une étincelle de vie.

Après, il a fallu les apprivoiser, ces émotions, et c’est une autre affaire. Difficile et merveilleuse. Comment s’autoriser à ressentir l’insensé ? Que l’étincelle de vie est chez moi liée aux abus sexuels qu’enfant j’ai subis. Les mots sont puissants, ils sont importants, j’ai besoin de les répéter encore et encore, pour que cette réalité prenne sens et ne meure pas ensevelie sous le poids de tabous millénaires.

Je n’ai pas d’autre choix que de m’autoriser.

Car ressentir, c’est la vie et je la sens tout autour. Elle m’empoigne bien plus qu’une seconde, maintenant. Et la chaleur sur ma peau a le goût du bonheur, dont je n’avais appréhendé que les contours.

Alors, à la Bretagne, sauvage et mystérieuse, je voue un amour éternel. Quant à l’homme, un Breton, cela vous étonnera ou non, ce que je lui voue est plus nuancé. Un mix d’émotions défigées.